ROUGE, OR ET SAFRAN (Voir Pasiphae et autres nouvelles du prix Hemingway 2006 Le diable Vauvert)
1 La
mort d’un sage
Lorsque
le lama Rimpoche T Labsang Souchong mourut dans son petit monastère du Népal,
près de la frontière avec le Tibet, il arborait un sourire satisfait. Il faut
dire que ce moine était un incorrigible optimiste. Lorsque les chinois avaient
envahi le Tibet, alors que la plupart des gens fuyaient, il était resté à
sourire face à l’armée jeune et excitée qui détruisait tout sur son passage. Il
avait ensuite subi la révolution culturelle puis, après de longues années de
rééducation, il avait réussi à franchir la frontière pour aller au Népal, plus
tranquille. Là, il avait pu trouver un monastère qui l’avait accueilli. Il
avait alors vécu une vie sans reproche, une vie de sage parfait. Les gens qui
le connaissaient n’en doutaient pas, le lama Rimpoche T Labsang Souchong était
un Bodhisattva, un sage qui allait enfin rejoindre le Nirvana, le détachement
ultime loin des souffrances terrestres. Lui-même n’en doutait pas non plus, il
était un incorrigible optimiste, il savait que son karma était bon, il avait
vécu de façon exemplaire. A sa mort, il s’endormit paisiblement, le sourire
satisfait de la réussite sur son visage.
Malheureusement,
dans son passé de jeune moinillon, un évènement qu’il avait depuis longtemps oublié,
oblitérait sérieusement sa sortie du cycle des réincarnations. Il avait une
fois, animé par la curiosité et l’impétuosité de la jeunesse, osé goûter de la
viande, manger d’un être vivant animé. Ce n’était pas grand-chose, juste une bouchée
qu’il avait subrepticement pris dans l’assiette de son voisin de table. Les
conséquences en furent terribles, le lama Rimpoche T Labsang Souchong avait
encore une réincarnation à faire s’il voulait rejoindre le Nirvana. C’était
ainsi la dure loi du cycle des réincarnations.
2 Le premier combat
Le
démon apparut soudainement, devant lui. Tout d’abord, il n’avait pas fait
attention, se demandant ce qu’il faisait là, cherchant une raison à sa présence
dans ce lieu étrange qu’il ne connaissait pas. Et l’horrible créature était
apparue là, juste devant ses yeux. Il soupira et pensa :
« Je
pensais avoir mené tous les combats contre les démons et en voilà encore un,
Mara ne veut décidément pas me laisser tranquille. »
Il
se souvint de son dernier combat contre un envoyé de Mara. C’était au temps où
les chinois avaient envahi le Tibet. Affaibli par les privations et les mauvais
traitements, le monstre lui était apparu de nuit. Toute la nuit, il l’avait
combattu courageusement pour finir par en triompher au petit matin. Il avait alors
compris que ce démon était sa propre colère contre les envahisseurs. Mais là,
aujourd’hui, qui donc pouvait être cette nouvelle créature ?
En
habit de lumière, le démon fixa Rimpoche T Labsang Souchong d’un regard scrutateur.
Il devait être là pour le tester, pour lui interdire l’accès au Nirvana. Le
lama sut que ce combat serait son dernier combat. Il savait qu’il devait se
battre sans se laisser envahir par trop de colère s’il voulait triompher du
démon. S’il perdait et laissait les émotions l’envahir au point de perdre son
contrôle, il était bon pour une dizaine de réincarnations de plus et, il ne
voulait surtout pas cela. Cela commençait à le lasser toutes ces vies
supplémentaires. Cependant, il était un incorrigible optimiste et il savait
qu’il mettrait le démon en fuite.
Ce
dernier commença à tourner autour de lui, lui disant des choses qu’il ne comprenait
pas. Rimpoche attendait une faiblesse de son adversaire, un simple instant
d’inattention où il pourrait frapper en premier. Un court instant, il vit les
yeux du démon cligner. Celui-ci avait le soleil de face. Ce fut le moment que
choisit le lama pour foncer tête baissée.
« Commence
donc par me prendre un bon de coup de boule mon gaillard, tu vas comprendre à
qui tu as affaire. » Pensa-t-il.
Il
sentit sa tête pénétrer le corps du démon, mais au moment même où il eût cette
sensation, ce fut comme si le démon avait disparu, sa tête ne rencontra que l’étoffe
de son vêtement.
« Il
utilise de la magie pour se déplacer. »
Les
pensées se bousculaient dans la tête de Rimpoche. Il poursuivit sa course
emporté par l’élan pour se retourner plus loin, hors de portée du démon.
Au
léger sourire du démon en habit de lumière, il vit bien qu’il ne l’avait pas
touché. Le lama trouva que le monstre se foutait un peu trop de sa gueule. Il
cracha par terre car quand lama fâché, toujours faire ainsi. Il rechargea.
Encore une fois, sa tête ne rencontra que le vide pendant que du public montait une clameur.
Il
s’arrêta et repensa à ses combats passés. Une fois, Mara lui était apparu, lui
conseillant de goûter un peu à un bon plat de porc comme le faisait le chinois
du village voisin. Ce jour là, le lama Rimpoche T Labsang Souchong dormait sous
un arbre près de la rivière. Il avait oublié de manger son riz et Mara avait
profité de sa faiblesse pour lui apparaître en rêve sous la forme de la faim.
En bon lama, il avait combattu le démon en utilisant la meilleure arme qu’il
avait. Il avait crié « Pars ! Tu n’es qu’illusion », faisant
sursauter de pacifiques pêcheurs qui se trouvaient en face de lui de l’autre
coté de la rivière. Mara avait alors disparu et le lama était rentré se
sustenter en riz au village. S’il avait cédé, rien qu’une fois, pour chaque
bouchée de viande, il était bon pour une réincarnation supplémentaire.
Il
arrêta de penser pour se retrouver dans l’arène face au démon qui l’attendait.
Sur la gauche, un autre démon venait d’apparaître, toujours habillé de ce costume violemment coloré et doré. Le
démon criait, l’excitait. Il repensa au combat du bouddha contre l’armée de
Mara au moment où celui-ci était près d’atteindre l’illumination. Pour vaincre
les démons, il avait touché le sol du bout des doigts de la main droite et la
déesse de la terre l’avait aidé. Rimpoche fit de même en grattant le sable de
sa patte avant droite. Il chargea à nouveau, mais pendant qu’il chargeait, il
vit que son adversaire se coulait dans un mur pour disparaître, il obliqua
brusquement sa course pour attaquer le démon de gauche. Il vit celui-ci
disparaître dans le mur avant qu’il ne puisse l’atteindre. Il était seul.
Il
jubila « Victoire ! Ce vieux truc marche encore. »
Les
démons étaient vaincus. Il put alors à loisir examiner l’endroit étrange où il
se trouvait. C’était un étrange cercle entouré de murs. Sur le sol, il n’y avait
pas d’herbe, juste du sable.
Une
réflexion lui vint : « C’est un cercle magique. »
Il
se souvint alors de ses lectures au monastère. Celles des livres que laissaient
de jeunes occidentaux barbus et chevelus qui étaient venus étudier le grand
véhicule par lequel on pouvait s’approcher de la voie du Bouddha. Cela le fit
sourire, beaucoup de ces jeunes arrivés au début des années 70 étaient
américains. Comme il comprenait l’anglais, il avait beaucoup discuté avec ces
curieux visiteurs qui lui avaient laissé des livres en souvenir. Il avait
essayé de comprendre les croyances de ces occidentaux qui lui paraissaient si
bizarres. La raison de ce syncrétisme qu’ils représentaient.
3 Les dragons
C’est
à ce moment que retentit à nouveau la trompette qu’il avait entendue auparavant
dans son toril. Immédiatement, par association d’idée, il repensa vaguement à
un ouvrage religieux occidental qu’il avait lu :
« Lorsque
l’agneau ouvrit le premier sceau, je vis apparaître un cavalier… »
Apparurent
les démons, certains montés sur des dragons. Le lama comprit que ce n’était
plus de la rigolade. Il lui fallait défendre chèrement sa peau.
« Décidément,
on ne peut pas être tranquille plus de cinq minutes. » Pensa-t-il. C’était
la première fois dans sa vie qu’il avait à combattre des dragons. Il décida de
ne pas leur laisser d’initiative. Il regratta le sol, puis tête baissée,
chargea celui qui était le plus près de lui. Au moment ou il allait atteindre
le dragon, celui-ci pivota habilement mené par le cavalier et évita la tête du
lama. Il sentit une douleur fulgurante lui traverser le museau et il s’éloigna
au plus vite.
Il
savait que c’était un combat à mort. Il lui fallait combattre, car les démons
étaient décidés à le tuer. Il chargea un autre dragon à sa droite. Avant
d’arriver au monstre, il releva un court instant la tête et s’aperçut que ce
qu’il avait prit pour des dragons étaient des chevaux déguisés en dragon. Cela
lui donna du courage en même temps qu’il se sentit vaguement gêné. Tuer un
cheval, ce n’était pas bon pour son karma. En même temps, ces chevaux étaient
aux ordres des démons. Il ne savait que faire dans ces cas là.
Il
n’eut pas à réfléchir longtemps, les chevaux se rapprochaient de lui. Sa
blessure lui faisait mal. Il chargea. S’il faisait chuter le cheval en le
blessant un peu, le démon qui le montait serait en mauvaise posture. Et il
pourrait lui régler son compte. Il arriva à la hauteur du cheval, mais le
cavalier sut l’éviter au moment où il arrivait. Une autre sensation de douleur
lui vrilla le cou. Il voulut relever la tête, mais la douleur l’en empêcha.
Un
autre cheval arrivait, il vit la lance que tenait le démon et put l’éviter. Il
s’éloigna, un peu. Les chevaux se rapprochèrent et il dut essuyer de nouvelles
blessures. Il combattait pourtant sans se soucier de la douleur, en lama bien
entraîné.
Son
courage désespéré finit par porter ses fruits. Au bout de quelques minutes,
tous les chevaux et démons disparurent.
Le
lama savait qu’il perdait du sang, il commençait à se sentir fatigué, mais la
disparition des envoyés de Mara fut pour lui le signe qu’il avait vaincu. Il
pourrait enfin se reposer et se remettre de ses blessures.
4 Le lama fâché
Rimpoche
T Labsang Souchong était vraiment un incorrigible optimiste car résonna à
nouveau la trompette.
Cette
fois-ci les démons étaient à pied. Cela le ragaillardit, et malgré sa fatigue,
il attaqua à nouveau.
Il
s’aperçut que ces démons étaient différents des autres, leur uniforme était
tout aussi coloré, mais l’argent dominait et non pas l’or comme précédemment.
Ils étaient de véritables acrobates qui évitaient son attaque au dernier
moment. A la troisième attaque, il sentit dans son dos la douleur des harpons
qu’on lui planta.
« Ce
n’est pas du jeu. » Pensa brièvement le Lama avant de recommencer à
charger. Il cracha au passage un peu de sang car quand lama fâché, toujours
faire ainsi. Le démon tenait ses harpons colorés et évita facilement la charge.
Les banderilles se plantèrent à nouveau dans son dos, mais l’une d’elles mal
fichée tomba sur le sol.
« Dire
que pour être sûr de ne pas bouffer de la viande au cours de ma dernière
réincarnation, je me suis réincarné en paisible ruminant. » Soupira le
lama. « Et voilà que Mara m’envoie toutes ses hordes de démons. Voilà une
sacrée mise à l’épreuve. »
La
dernière charge du ruminant épuisé sur un démon se termina comme les autres, et
un dernier harpon lui fut planté dans le dos, le second glissa sur son cuir.
Après
quelques minutes, épuisé, sentant que c’était la fin, le lama resta un moment
immobile, ensanglanté sous le soleil. Il sentit soudainement qu’il était seul.
« J’ai
vaincu encore ceux-là, mais ne je pourrais pas tenir un round de plus, sinon
c’est la fin. »
Alors
retentit la dernière trompette.
5 Le dernier combat
« Bouddha,
je t’ai dit que je n’en tiendrais pas quatre comme ça. Aide moi, donne moi
ta main pour sortir de cette arène. » Soupira le lama Rinpoche.
Il
n’y avait plus qu’un seul démon dans l’arène. Celui-ci, sans quitter de l’œil
le lama faisait un rituel que Rimpoche ne comprit pas. Au bout d’un moment, le
démon se retourna vers lui. Rimpoche vit
la cape et l’épée que tenait le démon. Il comprit que c’était là son dernier
combat.
Lui
ou le monstre, de toute façon cela n’avait aucune espèce d’importance, il était
sûr d’atteindre le Nirvana au bout. Il avait mené sa réincarnation de façon
exemplaire. A aucun moment, la colère ne l’avait aveuglé.
Le
combat dura brièvement avec les charges désespérées de Rimpoche qui se
terminaient par un évitement adroit de la part du démon. Epuisé, le lama tenta
une dernière charge.
Lorsque
le lama sentit l’épée s’enfoncer dans son corps, il comprit que son existence
terrestre était terminée. Il s’écroula dans l’arène un peu plus loin, emporté
par l’élan. En agonisant, il eut quand même la pensée que enfin, il allait
atteindre le Nirvana. Lama, il avait commis l’erreur de jeunesse de goûter à de
la viande de bœuf, cela lui avait coûté une réincarnation en l’animal qu’il
avait mangé, il était devenu taureau. Maintenant, il pouvait partir en paix.
Le
taureau mort dans l’arène, le matador remercia la foule, puis comme celui-ci
s’était battu vaillamment, il eut droit aux oreilles et à la queue, honneur
suprême. Des chevaux vinrent chercher la dépouille du taureau qui fit le tour
de l’arène.
6 Un incorrigible optimiste
Le
lama Rimpoche T Labsang Souchong était un incorrigible optimiste. Une des
années précédentes, il avait fait une sécheresse terrible et l’herbe se faisait
trop rare. L’éleveur peu scrupuleux lui avait alors donné ce que l’on donnait
en principe à l’époque aux ruminants à destination de la boucherie : Des
farines animales. Cela pendant trois mois. Le lama Rimpoche T Labsang Souchong
avait donc droit encore à quatre mille trois cent soixante dix huit
réincarnations avant d’atteindre le Nirvana. Mais comme c’était sous forme de
mouton, il avait quelques chances de ne manger que de l’herbe au cours de ces
réincarnations futures. Encore que les méthodes d’élevage risquaient évoluer
avec les siècles, et alors là...
Au
cours des années suivantes, dans le monde un peu partout apparaissait de temps
en temps un mouton qui n’arrêtait pas de cracher. « Quand lama fâché… »