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Le Blog de JACK NOUDILA
8 juin 2010

ROUGE, OR ET SAFRAN (Voir Pasiphae et autres nouvelles du prix Hemingway 2006 Le diable Vauvert)

1 La mort d’un sage

 

 

Lorsque le lama Rimpoche T Labsang Souchong mourut dans son petit monastère du Népal, près de la frontière avec le Tibet, il arborait un sourire satisfait. Il faut dire que ce moine était un incorrigible optimiste. Lorsque les chinois avaient envahi le Tibet, alors que la plupart des gens fuyaient, il était resté à sourire face à l’armée jeune et excitée qui détruisait tout sur son passage. Il avait ensuite subi la révolution culturelle puis, après de longues années de rééducation, il avait réussi à franchir la frontière pour aller au Népal, plus tranquille. Là, il avait pu trouver un monastère qui l’avait accueilli. Il avait alors vécu une vie sans reproche, une vie de sage parfait. Les gens qui le connaissaient n’en doutaient pas, le lama Rimpoche T Labsang Souchong était un Bodhisattva, un sage qui allait enfin rejoindre le Nirvana, le détachement ultime loin des souffrances terrestres. Lui-même n’en doutait pas non plus, il était un incorrigible optimiste, il savait que son karma était bon, il avait vécu de façon exemplaire. A sa mort, il s’endormit paisiblement, le sourire satisfait de la réussite sur son visage.

 

Malheureusement, dans son passé de jeune moinillon, un évènement qu’il avait depuis longtemps oublié, oblitérait sérieusement sa sortie du cycle des réincarnations. Il avait une fois, animé par la curiosité et l’impétuosité de la jeunesse, osé goûter de la viande, manger d’un être vivant animé.  Ce n’était pas grand-chose, juste une bouchée qu’il avait subrepticement pris dans l’assiette de son voisin de table. Les conséquences en furent terribles, le lama Rimpoche T Labsang Souchong avait encore une réincarnation à faire s’il voulait rejoindre le Nirvana. C’était ainsi la dure loi du cycle des réincarnations.


 

2 Le premier combat

 

Le démon apparut soudainement, devant lui. Tout d’abord, il n’avait pas fait attention, se demandant ce qu’il faisait là, cherchant une raison à sa présence dans ce lieu étrange qu’il ne connaissait pas. Et l’horrible créature était apparue là, juste devant ses yeux. Il soupira et pensa :

« Je pensais avoir mené tous les combats contre les démons et en voilà encore un, Mara ne veut décidément pas me laisser tranquille. »

Il se souvint de son dernier combat contre un envoyé de Mara. C’était au temps où les chinois avaient envahi le Tibet. Affaibli par les privations et les mauvais traitements, le monstre lui était apparu de nuit. Toute la nuit, il l’avait combattu courageusement pour finir par en triompher au petit matin. Il avait alors compris que ce démon était sa propre colère contre les envahisseurs. Mais là, aujourd’hui, qui donc pouvait être cette nouvelle créature ?

En habit de lumière, le démon fixa Rimpoche T Labsang Souchong d’un regard scrutateur. Il devait être là pour le tester, pour lui interdire l’accès au Nirvana. Le lama sut que ce combat serait son dernier combat. Il savait qu’il devait se battre sans se laisser envahir par trop de colère s’il voulait triompher du démon. S’il perdait et laissait les émotions l’envahir au point de perdre son contrôle, il était bon pour une dizaine de réincarnations de plus et, il ne voulait surtout pas cela. Cela commençait à le lasser toutes ces vies supplémentaires. Cependant, il était un incorrigible optimiste et il savait qu’il mettrait le démon en fuite.

Ce dernier commença à tourner autour de lui, lui disant des choses qu’il ne comprenait pas. Rimpoche attendait une faiblesse de son adversaire, un simple instant d’inattention où il pourrait frapper en premier. Un court instant, il vit les yeux du démon cligner. Celui-ci avait le soleil de face. Ce fut le moment que choisit le lama pour foncer tête baissée.

« Commence donc par me prendre un bon de coup de boule mon gaillard, tu vas comprendre à qui tu as affaire. » Pensa-t-il.

Il sentit sa tête pénétrer le corps du démon, mais au moment même où il eût cette sensation, ce fut comme si le démon avait disparu, sa tête ne rencontra que l’étoffe de son vêtement.

« Il utilise de la magie pour se déplacer. »

Les pensées se bousculaient dans la tête de Rimpoche. Il poursuivit sa course emporté par l’élan pour se retourner plus loin, hors de portée du démon.

Au léger sourire du démon en habit de lumière, il vit bien qu’il ne l’avait pas touché. Le lama trouva que le monstre se foutait un peu trop de sa gueule. Il cracha par terre car quand lama fâché, toujours faire ainsi. Il rechargea. Encore une fois, sa tête ne rencontra que le vide pendant que du public montait une clameur.

Il s’arrêta et repensa à ses combats passés. Une fois, Mara lui était apparu, lui conseillant de goûter un peu à un bon plat de porc comme le faisait le chinois du village voisin. Ce jour là, le lama Rimpoche T Labsang Souchong dormait sous un arbre près de la rivière. Il avait oublié de manger son riz et Mara avait profité de sa faiblesse pour lui apparaître en rêve sous la forme de la faim. En bon lama, il avait combattu le démon en utilisant la meilleure arme qu’il avait. Il avait crié « Pars ! Tu n’es qu’illusion », faisant sursauter de pacifiques pêcheurs qui se trouvaient en face de lui de l’autre coté de la rivière. Mara avait alors disparu et le lama était rentré se sustenter en riz au village. S’il avait cédé, rien qu’une fois, pour chaque bouchée de viande, il était bon pour une réincarnation supplémentaire. 

Il arrêta de penser pour se retrouver dans l’arène face au démon qui l’attendait. Sur la gauche, un autre démon venait d’apparaître, toujours habillé de ce costume violemment coloré et doré. Le démon criait, l’excitait. Il repensa au combat du bouddha contre l’armée de Mara au moment où celui-ci était près d’atteindre l’illumination. Pour vaincre les démons, il avait touché le sol du bout des doigts de la main droite et la déesse de la terre l’avait aidé. Rimpoche fit de même en grattant le sable de sa patte avant droite. Il chargea à nouveau, mais pendant qu’il chargeait, il vit que son adversaire se coulait dans un mur pour disparaître, il obliqua brusquement sa course pour attaquer le démon de gauche. Il vit celui-ci disparaître dans le mur avant qu’il ne puisse l’atteindre. Il était seul.

Il jubila « Victoire ! Ce vieux truc marche encore. »

Les démons étaient vaincus. Il put alors à loisir examiner l’endroit étrange où il se trouvait. C’était un étrange cercle entouré de murs. Sur le sol, il n’y avait pas d’herbe, juste du sable.

Une réflexion lui vint : « C’est un cercle magique. »

Il se souvint alors de ses lectures au monastère. Celles des livres que laissaient de jeunes occidentaux barbus et chevelus qui étaient venus étudier le grand véhicule par lequel on pouvait s’approcher de la voie du Bouddha. Cela le fit sourire, beaucoup de ces jeunes arrivés au début des années 70 étaient américains. Comme il comprenait l’anglais, il avait beaucoup discuté avec ces curieux visiteurs qui lui avaient laissé des livres en souvenir. Il avait essayé de comprendre les croyances de ces occidentaux qui lui paraissaient si bizarres. La raison de ce syncrétisme qu’ils représentaient.


 

3 Les dragons

 

C’est à ce moment que retentit à nouveau la trompette qu’il avait entendue auparavant dans son toril. Immédiatement, par association d’idée, il repensa vaguement à un ouvrage religieux occidental qu’il avait lu :

« Lorsque l’agneau ouvrit le premier sceau, je vis apparaître un cavalier… »

Apparurent les démons, certains montés sur des dragons. Le lama comprit que ce n’était plus de la rigolade. Il lui fallait défendre chèrement sa peau.

« Décidément, on ne peut pas être tranquille plus de cinq minutes. » Pensa-t-il. C’était la première fois dans sa vie qu’il avait à combattre des dragons. Il décida de ne pas leur laisser d’initiative. Il regratta le sol, puis tête baissée, chargea celui qui était le plus près de lui. Au moment ou il allait atteindre le dragon, celui-ci pivota habilement mené par le cavalier et évita la tête du lama. Il sentit une douleur fulgurante lui traverser le museau et il s’éloigna au plus vite.

Il savait que c’était un combat à mort. Il lui fallait combattre, car les démons étaient décidés à le tuer. Il chargea un autre dragon à sa droite. Avant d’arriver au monstre, il releva un court instant la tête et s’aperçut que ce qu’il avait prit pour des dragons étaient des chevaux déguisés en dragon. Cela lui donna du courage en même temps qu’il se sentit vaguement gêné. Tuer un cheval, ce n’était pas bon pour son karma. En même temps, ces chevaux étaient aux ordres des démons. Il ne savait que faire dans ces cas là.

Il n’eut pas à réfléchir longtemps, les chevaux se rapprochaient de lui. Sa blessure lui faisait mal. Il chargea. S’il faisait chuter le cheval en le blessant un peu, le démon qui le montait serait en mauvaise posture. Et il pourrait lui régler son compte. Il arriva à la hauteur du cheval, mais le cavalier sut l’éviter au moment où il arrivait. Une autre sensation de douleur lui vrilla le cou. Il voulut relever la tête, mais la douleur l’en empêcha.

Un autre cheval arrivait, il vit la lance que tenait le démon et put l’éviter. Il s’éloigna, un peu. Les chevaux se rapprochèrent et il dut essuyer de nouvelles blessures. Il combattait pourtant sans se soucier de la douleur, en lama bien entraîné.

Son courage désespéré finit par porter ses fruits. Au bout de quelques minutes, tous les chevaux et démons disparurent.

Le lama savait qu’il perdait du sang, il commençait à se sentir fatigué, mais la disparition des envoyés de Mara fut pour lui le signe qu’il avait vaincu. Il pourrait enfin se reposer et se remettre de ses blessures.


 

4 Le lama fâché

 

Rimpoche T Labsang Souchong était vraiment un incorrigible optimiste car résonna à nouveau la trompette.

Cette fois-ci les démons étaient à pied. Cela le ragaillardit, et malgré sa fatigue, il attaqua à nouveau.

Il s’aperçut que ces démons étaient différents des autres, leur uniforme était tout aussi coloré, mais l’argent dominait et non pas l’or comme précédemment. Ils étaient de véritables acrobates qui évitaient son attaque au dernier moment. A la troisième attaque, il sentit dans son dos la douleur des harpons qu’on lui planta.

« Ce n’est pas du jeu. » Pensa brièvement le Lama avant de recommencer à charger. Il cracha au passage un peu de sang car quand lama fâché, toujours faire ainsi. Le démon tenait ses harpons colorés et évita facilement la charge. Les banderilles se plantèrent à nouveau dans son dos, mais l’une d’elles mal fichée tomba sur le sol.

« Dire que pour être sûr de ne pas bouffer de la viande au cours de ma dernière réincarnation, je me suis réincarné en paisible ruminant. » Soupira le lama. « Et voilà que Mara m’envoie toutes ses hordes de démons. Voilà une sacrée mise à l’épreuve. »

La dernière charge du ruminant épuisé sur un démon se termina comme les autres, et un dernier harpon lui fut planté dans le dos, le second glissa sur son cuir.

Après quelques minutes, épuisé, sentant que c’était la fin, le lama resta un moment immobile, ensanglanté sous le soleil. Il sentit soudainement qu’il était seul.

« J’ai vaincu encore ceux-là, mais ne je pourrais pas tenir un round de plus, sinon c’est la fin. »

Alors retentit la dernière trompette.


 

5 Le dernier combat

 

« Bouddha, je t’ai dit que je n’en tiendrais pas quatre comme ça. Aide moi, donne moi ta main pour sortir de cette arène. » Soupira le lama Rinpoche.

Il n’y avait plus qu’un seul démon dans l’arène. Celui-ci, sans quitter de l’œil le lama faisait un rituel que Rimpoche ne comprit pas. Au bout d’un moment, le démon se retourna vers lui. Rimpoche vit la cape et l’épée que tenait le démon. Il comprit que c’était là son dernier combat.

Lui ou le monstre, de toute façon cela n’avait aucune espèce d’importance, il était sûr d’atteindre le Nirvana au bout. Il avait mené sa réincarnation de façon exemplaire. A aucun moment, la colère ne l’avait aveuglé.

Le combat dura brièvement avec les charges désespérées de Rimpoche qui se terminaient par un évitement adroit de la part du démon. Epuisé, le lama tenta une dernière charge.

Lorsque le lama sentit l’épée s’enfoncer dans son corps, il comprit que son existence terrestre était terminée. Il s’écroula dans l’arène un peu plus loin, emporté par l’élan. En agonisant, il eut quand même la pensée que enfin, il allait atteindre le Nirvana. Lama, il avait commis l’erreur de jeunesse de goûter à de la viande de bœuf, cela lui avait coûté une réincarnation en l’animal qu’il avait mangé, il était devenu taureau. Maintenant, il pouvait partir en paix.

Le taureau mort dans l’arène, le matador remercia la foule, puis comme celui-ci s’était battu vaillamment, il eut droit aux oreilles et à la queue, honneur suprême. Des chevaux vinrent chercher la dépouille du taureau qui fit le tour de l’arène.


 

6 Un incorrigible optimiste

 

Le lama Rimpoche T Labsang Souchong était un incorrigible optimiste. Une des années précédentes, il avait fait une sécheresse terrible et l’herbe se faisait trop rare. L’éleveur peu scrupuleux lui avait alors donné ce que l’on donnait en principe à l’époque aux ruminants à destination de la boucherie : Des farines animales. Cela pendant trois mois. Le lama Rimpoche T Labsang Souchong avait donc droit encore à quatre mille trois cent soixante dix huit réincarnations avant d’atteindre le Nirvana. Mais comme c’était sous forme de mouton, il avait quelques chances de ne manger que de l’herbe au cours de ces réincarnations futures. Encore que les méthodes d’élevage risquaient évoluer avec les siècles, et alors là...

Au cours des années suivantes, dans le monde un peu partout apparaissait de temps en temps un mouton qui n’arrêtait pas de cracher. « Quand lama fâché… »

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