Bref arrêt du mistral
Un texte envoyé pour un concours de nouvelles où je voulais m'amuser. Une autre façon d'écrire.
Bref arrêt du Mistral
Venu
de la mer et pénétrant le cœur de la Camargue, le Mistral s’était amusé à
coucher les roseaux et à rider la surface de l’eau des canaux. Son souffle
avait vieilli l’eau, lui donnant momentanément l’aspect d’une vieille gitane à
la peau toute ridée. Avant de laisser la place au soleil, il avait semblé
vouloir lui dire :
—
Toi, tu vas vieillir, tanner et rider les hommes ! Laisse-moi de temps en
temps mon domaine : l’eau, les plantes et les toits...
Hélios
avait succédé à Éole après trois jours de furie. Là où se trouvait la manade[1],
l’habitation plus que centenaire avait résisté.
La
maison familiale qui trônait entre chevaux et bêtes à cornes avait subi, au
cours de son histoire, de nombreuses transformations pour la rendre plus
confortable. Agrandie, l’étage aménagé, elle présentait un aspect curieux fait
de bric et de broc. Les invités qui avaient pu franchir le seuil de la demeure avaient
cependant tous noté le goût de l’ameublement et le confort douillet de cet endroit.
On pouvait y déguster une gardiane dont beaucoup auraient vendu leur âme au
diable pour en connaître le secret.
Pour
le grand-père, une chambre avait été aménagée au rez-de-chaussée. Il ne pouvait
plus monter les escaliers depuis une vilaine chute quelques mois auparavant. On
l’avait cru fini ; il s’en était remis. Remis ? Pouvait-on parler de
rémission puisque médecins et docteurs lui avaient interdit définitivement de
monter à cheval ? Dans cette famille, on était manadier depuis de
nombreuses générations, alors, pensez ! Interdire de monter à cheval !
C’était la pire des condamnations !
Celui
qui lançait ce tabou, qu’il soit médecin, fils ou ami, avait dans son souffle
quelque chose qui sentait la charogne, qui rappelait que la mort n’était pas
loin.
Le
fils et son épouse travaillaient au domaine comme manadiers. Peu de temps avant
l’accident, ils habitaient non loin de là, dans le village voisin. Suite à
l’accident du grand-père, ils avaient décidé de s’installer dans la grande
habitation. Ils ne voulaient pas le laisser seul, la grand-mère ayant été
emportée par une mauvaise fièvre quelques années auparavant.
Cette
nuit-là, le grand-père ne pouvait pas dormir. Allongé dans son lit, il
repassait dans sa mémoire les évènements qui avaient fait sa vie jusqu’à cette
chute… dans l’escalier. La fenêtre était restée ouverte et seul un fin grillage,
qui servait de moustiquaire, arrêtait une nuée de papillons et de moustiques ô
combien minuscules, mais ô combien féroces.
La
douleur arriva soudainement, comme un coup de corne en pleine poitrine. Le
grand-père ouvrit la bouche pour respirer, sa poitrine se souleva. Il porta la
main à son torse, jamais il n’avait connu de souffrance aussi grande. Et
pourtant, il n’avait jamais oublié le jour de ses seize ans, où, pour les beaux
yeux d’une fille, il avait voulu montrer son courage. Il s’était porté au-devant
de la vachette lâchée dans les rues. Son père qui était un bon raseteur[2]
l’avait habitué dès son plus jeune âge, il voulait lui transmettre sa passion
pour le métier et aussi, pour la course Camarguaise. Les bious[3]
faisaient partie du décor depuis toujours. Pourtant ce jour-là, il avait volé
en l’air. L’amour donne des ailes ! La vachette, une Brava[4],
avait eu son trophée : un gamin boutonneux et soupirant. Sous les rires et
les quolibets, mêlés de quelques cris d’effroi poussés par la jeune fille, il
s’était retrouvé pitoyablement à terre, quelques côtes fracturées. C’était
peut-être cela qui l’avait poussé davantage vers les chevaux. Il avait secrètement
une petite préférence pour les chevaux, contrairement à son père qui ne jurait
que par les taureaux. Et puis il y avait eu cette rencontre magique :
Taranto. Ce n’était pas un cheval, c’était sa seconde moitié. De toute sa vie,
il n’avait jamais senti une telle communion, une telle harmonie. Il lui
semblait que Taranto lisait dans ses pensées, et que c’était réciproque. Il en
était tellement heureux qu’il ne le quittait presque plus. Il allait au village
avec et les habitués l’avaient surnommé le Centaure.
Il
se rappela la première fois qu’il avait repéré ce poulain à la robe plus foncée
que les autres. Il lui avait donné le nom de Taranto[5] en
l’honneur de sa femme qui avait du sang andalou et qui dansait si bien le
Flamenco. Il l’avait dressé pendant de longs mois, périodes de mélanges d’amour
et de haine, lui donnant un jour du « osca[6] ! »,
un autre du « delenquent[7] ! »
quand il faisait le contraire de ce qu’on lui demandait.
Dès
qu’il l’avait vu, juste après sa naissance, il avait dit à son fils qui
l’accompagnait :
—
Regarde ! Tu as vu ces jambes ? Ce poulain, ça va être un bon cheval.
Je vais m’en occuper, et il restera EN-TIER. Tu m’entends : EN-TIER.
—
Papa, tu ne préfères pas que je m’en occupe. Je suis plus jeune que toi. S’il
t’envoie bouler, tu peux y laisser des plumes.
—
Petit con !
La
douleur se calmait maintenant et il respirait mieux. Allongé dans son lit, il
tenta de se redresser. Au même moment par la fenêtre, il entendit un cheval
qu’il reconnut :
—
Taranto !
Il
se leva, enfila rapidement un pantalon et une chemise et sortit de la maison.
La
lune était pleine et éclairait la grande silhouette de l’animal, juste devant
lui. Il était déjà harnaché.
—
Mais qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas avec les autres ? Et puis !
on t’a laissé avec la selle. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Il
caressait le museau de son cheval, le prit dans ses bras.
—
Tu vaux mieux que les hommes ! Ils m’interdisent de te monter. Eh bien, je
les emmerde tous. Tu sais, on va faire un tour toi et moi. Rien que nous deux, comme
avant. Ne bouge pas, je vais aller chercher mes bottes.
Le
grand-père rentra dans la maison et ressortit peu de temps après, chaussé de
ses bottes espagnoles favorites. Il ferma doucement la porte de la maison sans
faire de bruit et se mit en selle. Au premier étage de l’habitation, les autres
dormaient toujours.
Il
tapota l’encolure.
—
Je me sens mieux sur ton dos. On va d’abord aller voir les bious, après on ira
voir tes frères. Tu veux ?
Le
cheval se mit en route. Pendant un moment, le grand-père se demanda si le bruit
des sabots n’allait pas réveiller la maisonnée, mais aucune lumière ne s’alluma
pendant qu’il s’éloignait.
La
lune suffisait pour se diriger. À une centaine de mètres de la maison, la
manade de bious était là. Les animaux étaient tous debout, et cela étonna le
grand-père. Depuis le temps qu’il les connaissait, il s’attendait à les trouver
allongés dans l’herbe. Non ! Ils étaient tous rassemblés à proximité de la
clôture qui séparait le terrain du chemin. Il passa à leur côté et eut le
sentiment étrange qu’on lui faisait une sorte de haie d’honneur. En dernier, il
reconnut Apis à ses cornes surdimensionnées en forme de lyre, un des meilleurs reproducteurs
de la manade, une bête splendide qui avait donné déjà beaucoup donné pour
l’exploitation. Il avait été baptisé ainsi à sa naissance et n’avait pas usurpé
son nom. Les manadiers le craignaient, car il était imprévisible, mais le
grand-père avait décidé que tant que lui vivrait, Apis pourrait vieillir
tranquillement ici. Une histoire d’amour ou de superstition, qui pouvait
savoir ?
Ce
dernier secoua la tête de haut en bas pour le saluer et lança un « kha[8] »
comme pour le saluer.
Une
fois le troupeau dépassé, le cheval accéléra. Un peu plus loin, à
l’embranchement du chemin, se trouvaient les chevaux. Ils étaient là, eux
aussi, comme pour les attendre. L’homme et sa monture passèrent devant eux,
comme un général passe en revue ses troupes. Taranto tourna la tête pour les
regarder, puis arrivé à l’embranchement, choisit le chemin de gauche.
—
Où vas-tu, Taranto ? Par là, c’est la route puis le Rhône ! Tu
m’entends ? Pfff ! Bon ! Si tu veux te balader…, cela fait
longtemps, hein ? On va aller jusqu’au fleuve si cela te fait plaisir, ce
n’est pas loin.
Le
chemin arriva sur une petite route. Porté par Taranto, le grand-père continua sur
le goudron. Les sabots résonnaient dans la nuit, la lune donnait au paysage une
beauté troublante. L’homme ne dirigeait pas, c’est lui qui se faisait porter. Il
lui semblait que chaque pas le soulageait davantage de son corps endolori.
Il
commença à entendre, étouffé dans le lointain, un bruit de diesel. Après
quelques instants, la route se termina en un cul-de-sac, au bord d’un bras du
Rhône. Devant eux, juste au bord de la berge, le vieux bac était éclairé par
des ampoules blafardes où venaient se brûler quantité de moustiques. Le
passeur, fumant un cigarillo parfumé, était assis sur une chaise à l’arrière du
bateau. L’accès au bac était libre, Tarento sans hésiter grimpa sur le pont. Le
passeur s’approcha du cavalier. Le grand-père était ennuyé, il n’avait pas
prévu de prendre de bac au cours de cette balade nocturne. Taranto devenait
facétieux. De toute façon, il fallait bien rentrer. Il n’avait pas d’argent et
n’avait pas prévu de passer le fleuve en pleine nuit. Pourtant, il se sentait si
bien ! Finalement, il n’avait nulle envie de rentrer. Il regrettait de ne
pas avoir amené son porte-monnaie. Comme le passeur était la première personne
qu’il rencontrait durant cette nuit, il se dit que finalement, à défaut de pouvoir
passer, il pourrait toujours échanger quelques mots de conversation avec lui.
Après tout, rien ne pressait.
—
Bonsoir, vous travaillez tard.
—
Vous avez toujours une pièce sur vous dans une poche. Cela suffira ! Quelque
soit sa valeur, ce soir, je vous fais un prix pour aller de l’autre côté.
Le
grand-père fut étonné. Comment l’homme pouvait-il savoir cela ? Il ne
répondait à son bonsoir que par une considération d’argent. Il en fut vexé.
—
Qu’en savez-vous ?
Le
passeur sourit :
—
Je vous le dis parce que je le sais. Vérifiez !
Ce
qui le troubla le plus, c’était que le passeur avait raison. Instinctivement,
il avait mis la main à sa poche. Il l’oubliait trop souvent, il avait toujours
une pièce sur lui ; celle des caddies du supermarché, où il devait parfois
aller, à contrecœur, chercher l’indispensable. Il n’y avait plus de commerçant
au village. Il la prit et la tendit à l’homme qui la mit prestement dans sa
poche de chemise en répondant d’un air moqueur :
— Vous
voyez ? Les gens de votre âge ont toujours une pièce.
Il
commença à défaire l’amarre, tout en rajoutant avec un petit rire :
— Le
cheval, il ne paye pas ! Pour lui, c’est gratuit.
Le
bac se mit en route pour traverser le fleuve. Le grand-père regarda un instant
en arrière les rares lumières sur la rive. Jamais il ne s’était senti aussi
bien. Il caressa Taranto, lui prit la tête dans les bras et lui dit doucement à
l’oreille :
—
Maintenant, nous sommes libres !
Le
lendemain, le fils et la belle-fille ne virent pas le grand-père, toujours levé
le premier, au petit-déjeuner.. Le fils alla frapper à la porte de la chambre. Comme
personne ne répondait, il entra.
Couché
dans son lit, les draps en désordre, le vieux était déjà raidi, une main sur la
poitrine.
C’est
ainsi que le canton perdit le doyen de ses manadiers. Dans le journal, il y a
eu un article pour annoncer sa disparition. L’homme était connu et estimé. À
son enterrement, il y eut du monde. Même le président de la fédération de
course camarguaise était présent et lui a rendu un vibrant hommage. Il y avait
le maire, des conseillers, des manadiers, des types qui travaillaient à Nîmes,
à Arles, et même d’autres venus de plus loin encore.
Pour
le cheval, que l’on a retrouvé crevé le même jour, cela a été différent. Il n’y
a pas eu d’article, pas de discours, rien ! Après tout, ce n’était qu’un
cheval…
Le
lendemain, le Mistral a recommencé à souffler et j’ai eu froid.
[1] En Provence, un troupeau semi-sauvage de chevaux ou de bovins, et par extension, le domaine où vivent les éleveurs. Le mot est dérivé de mano (la main).
[2] Celui qui doit attraper, à l’aide d’un crochet, les trois attributs (cocarde, glands et ficelles) accrochés à la tête du taureau dans la course camarguaise, sport taurin sans mise à mort.
[3] Provençal (et occitan) : désigne à l’origine le bœuf, puis par extension, toute bête à cornes des deux sexes, castrée ou non.
[4] Race camarguaise issue de croisements avec des taureaux espagnols.
[5] Le Taranto est un chant dansé de la région d’Alméria. Il fait partie du Flamenco.
[6] Provençal : Bravo, félicitations. Littéralement : Un bon point pour toi !
[7] Provençal (et occitan) : Délinquant.
[8] Apis est le Dieu taureau de l’Égypte antique du delta du Nil. Le vieil égyptien utilisait souvent des onomatopées pour nommer les animaux usuels. Ainsi, le taureau est appelé Kha, ce qui est le bruit que produit l’animal quand il souffle brusquement. Le hiéroglyphe Kha veut dire aussi la force, l’énergie et, dans une certaine mesure, la santé.